Les objets que nous accumulons au fil des ans nous définissent-ils?
Par exemple, cet album illustré intitulé « Le chien bleu » dont vous partagiez le plaisir de lecture avec votre enfant avant le dodo?
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Cette « tasse de fantaisie » en porcelaine fine que votre maman ne « sortait » que pour de rares occasions?
Cette lampe de chevet de style art nouveau achetée alors qu’en début vingtaine, vous commenciez à vous créer un petit home douillet?
Une chaise de bois jaune canari importée du Mexique qui vous accompagne depuis 40 ans, même si le cannage du siège est depuis belle lurette relâché et que plus personne n’y pose plus son popotin?
A l’aube d’un possible déménagement vers un domicile encore plus exigu, on peut craindre de vivre de déchirantes séparations…
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Andrei Makine réfléchit à cette épineuse question dans « L’Ami arménien », alors qu’il relate l’obligation de vendre pour survivre à laquelle sont confrontés les exilés.
(…)
« C’est triste… Toutes ces belles choses qui vont disparaître ! Tu te souviens de la cafetière qu’avait Chamiram. Elle l’a vendue aussi, c’est ça ? »
Vardan, alité, se releva sur son coude et me regarda avec une étrange sérénité. Sa voix donna un écho presque joyeux à mon constat désespéré.
« Non, rien ne disparaîtra ! Tu vois, toi-même tu te souviens encore de la cafetière de Chamiram et, donc, de ces heures que nous passions ensemble. Ce temps est toujours dans ta mémoire et c’est l’essentiel… »
Comme souvent le raisonnement de Vardan me laissa intérieurement divisé. L’idée qu’un objet disparu survivait, tout en ayant été perdu, me semblait à la fois très juste et difficile à accepter – l’instinct de possession se mêlait dans ma tête au sens même de la vie, à mon jeune désir de toucher, de sentir et de garder la totalité de ce qui m’était précieux. Et pourtant, cette cafetière d’argent, comment dire ? Mais oui, il avait raison – vendue, emportée, à jamais absente, elle m’apparaissait désormais beaucoup plus vivante, ne se réduisant plus à sa brillance patinée mais enrichie de la lumière des après-midi que j’avais vécus au « royaume d’Arménie ». Et les boucles d’oreilles que Gulizar avait été obligée de vendre, elles évoquaient à présent ces instants où elle quittait la maison et s’engageait sur le chemin longeant la vieille voie ferrée. Elles semblaient éternelles dans ces instants-là, bien plus précieuses que leur métal de jolis bijoux.
Avec une divination troublante, je compris que les paroles de cet adolescent souffrant, allongé sur son lit « en deux valises », provenaient d’un moment encore très distant du futur dans l’existence d’un homme âgé que Vardan allait devenir, un moment dont il parvenait, par je ne savais quel miracle, à exprimer l’expérience et la sagesse.
Me voyant égaré dans mes pensées, il sourit et prit un ton légèrement taquin :
« Tiens, le mont Ararat, le sommet sacré des Arméniens, il est en Turquie, à présent. Nous l’avons perdu mais… En fait, ne pas l’avoir nous le rend encore plus cher. C’est ça le vrai choix : posséder ou rêver. Moi, je préfère le rêve. »
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Pour conclure, je crois bien que l’album illustré « Chien bleu » ne quittera jamais ni ma bibliothèque ni mon souvenir… ni celui de ma fille adorée!