Voici quelques textes datant de quelques années déjà. Ils me reviennent en mémoire alors que je te pleure, quelques semaines après ton départ, en août 2023.
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Cher Papa,
J’ai rêvé de toi cette nuit. Je te cherche dans un décor où il n’y a pas âme qui vive. Il s’agit de la maison familiale, mais toutes et tous l’ont désertée, y compris la personne que j’étais convaincue de pouvoir y retrouver, fidèle à son poste — toi, Papa. Dans ta chambre, des draps défaits — un fait hautement inhabituel, car tu es un homme discipliné, que les tâches domestiques ne rebutent pas, et qui par conséquent fait toujours son lit au réveil. Je te cherche dans la cuisine et le salon — tu ne t’y trouves pas non plus… Cela fait naître en moi une angoisse incommensurable, que je n’arrive pas à apaiser même alors que je t’écris cette lettre, plusieurs heures plus tard, le corps bien ancré dans le réel, sur mon balcon ensoleillé.
Cher Papa, je décide donc de faire ton portrait. Je suis résolue à faire renaître par les mots le lien si particulier qui nous unit, à en laisser des traces.
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- Mon Papa d’enfance
C’est en pensant à Tinamer de Portanqueu et à son paternel Léon de Portanqueu, les personnages colorés nés de la plume de Jacques Ferron et mis en scène dans “L’amélanchier”, un classique méconnu de la littérature québécoise, que j’entreprends de peindre un tableau qui narrera notre histoire.
Mon Papa est un homme jovial, dont les éclats de rire résonnent haut et fort. Mais il sait aussi écouter, et sera mon confident jusqu’à ce que sa surdité avancée lui interdise ce rôle qu’il a si brillamment joué, dès mon plus jeune âge.
Il est depuis toujours mon meilleur public. Il apprécie mes calembredaines de chien savant, mes folleries de première de classe.
Nous partageons un moment très spécial chaque soir après le souper. Même s’il travaille à l’extérieur toute la journée, il “fait sa part”, comme il aime à le dire, en lavant la vaisselle. Et moi, la fille aînée, je l’accompagne en essuyant ladite vaisselle. Soir après soir, ce rituel se répète.
Dès le repas terminé, vers 19h15, les assiettes, soucoupes, tasses et verres sales sont empilés proprement du côté gauche de l’évier de notre cuisine, entre la cuisinière et cet évier. Fourchettes, couteaux et cuillers forment un petit tas compact. Sur la cuisinière, chaudrons et poêlons attendent sagement leur tour.
L’évier quant à lui est rempli d’eau chaude et de la mousse que crée le détergent. Un parfum de citron ou de rose s’en dégage, selon les choix qu’a faits Maman au supermarché.
Nous formons un duo efficace. Papa saisit une assiette, la débarbouille au moyen de la “lavette”, la rince et la dépose sur l’égouttoir de plastique. Linge à vaisselle en main, je saisis à mon tour l’assiette et l’assèche en un tournemain, pour la placer ensuite sur la section du comptoir s’étalant à ma droite. Cette tâche accomplie, je me retourne et me rends compte — toujours avec la même stupéfaction heureuse — que deux ou trois autres couverts sont apparus, bien droits sur l’égouttoir. Papa m’a prise de vitesse! Nous rions, complices. Je ne suis pas habile de mes mains et le simple geste d’essuyer me demande du temps.
Ce que j’accomplis à un rythme soutenu, par contre, c’est de raconter. Je raconte tout, ma journée fabuleuse, mes aventures sur le chemin de l’école, ce que nous avons vu en arithmétique ou en géographie, les bêtises de tel camarade, les gronderies de la maîtresse, les épisodes de “La boîte à surprises” captés à la télé, la rédaction à terminer pour le lendemain. Je décris avec moult détails, j’embellis un peu parfois, je m’interroge sur le sens de tel ou tel événement. J’ai toujours énormément à dire. Je suis une enfant hypersensible, expansive, “précoce” dit-on alors. J’ai besoin de partager la merveille que c’est de vivre, de respirer, de bouger, de découvrir le monde.
Papa écoute, me répond, narre à son tour une anecdote amusante. Il aime rire, et faire rire. Lui aussi, je crois, trouve plaisir à notre bavardage.
Nous sommes deux joyeux drilles, unis par l’eau de vaisselle et le soir qui tombe sur une autre journée remplie de péripéties.
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2. Mon Papa d’adolescence
Je ne suis pas une adolescente facile. Les tourments de ma féminité bourgeonnante m’assaillent. Je crains de ne pas avoir ce qu’il faut pour être aimée. En effet, j’excelle dans toutes les matières scolaires, et je suis une lectrice boulimique. Certains soirs, il me semble avoir entendu mes parents prononcer le mot “surdouée” en parlant de moi, alors que nous les enfants étions couchés.
Or, à l’époque, douance et féminité ne font pas bon ménage. D’autant plus que je porte des lunettes, et que ces dernières ne sont pas encore un accessoire mode, loin s’en faut. Je crois bien avoir été victime du fléau que l’on nomme aujourd’hui “l’intimidation”. Je me rêve en Françoise Hardy, et pleure en prenant pour moi les mots tristounets de la chanson d’Hughes Aufray : “Dis-moi, Céline, les années ont passé, pourquoi n’as-tu jamais songé à te marier?”… “Tu as, tu as pourtant de beaux yeux, tu aurais pu rendre un homme heureux.”
Lorsque Papa me reconduit à l’école, ou vient me chercher après mon quart de travail comme vendeuse de popcorn au Cinéma Place de Ville, il écoute patiemment mes doléances et tente de me faire entendre raison. “Tu n’as que 15 ans, me dit-il, tu as bien le temps de te faire un petit ami”. C’est à lui en effet que je conte la “tragédie” qu’est ma vie… Maman n’est pas très romanesque, il me semble, et ne se montre pas très empathique face à mon “désespoir”. C’est une femme prosaique, qui a les deux pieds sur terre. Lorsque je lui fais part de mes rêves d’amour absolu, elle hausse les épaules et me jette un regard excédé; elle a autre chose à faire!
En y repensant, je crois que Papa ne devait pas trop savoir que faire de moi, grande fille étrange, brillante et tourmentée. Les valeurs judéo-chrétiennes qui avaient marqué son parcours avaient été bousculées par la Révolution tranquille. Et le mot “émancipation” arrivait maintenant sur toutes les lèvres: les Afro-Américains, les femmes, les Québécois réclamaient respect, égalité, liberté. Quelle déferlante que cette idéologie “hippie” qui emportait toute la jeunesse dans son sillage! Et de cette jeunesse, je faisais justement partie…
Mon Papa d’adolescence a fait front courageusement, et a tenté de calmer mes ardeurs. Mais la vague était trop forte, et j’avais si envie de découvrir le monde qui s’offrait à moi…
(A suivre)