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Citations

Parfum d’Arménie avec Andrei Makine et son ami Vardan : champs lexicaux richissimes et puissantes figures de style

La description d’une communauté

« La population du Bout comptait bon nombre d’anciens prisonniers, d’aventuriers vieillis et fourbus, de déracinés hagards qui – comme souvent en Sibérie – avaient, pour toute biographie, la seule géographie de leurs errances. Dans ce lieu laissé à l’abandon, la petite tribu venue du Caucase et qui s’était échouée sur les rives de l’Ienisseï ne se heurtait ni à la suspicion cauteleuse des bons citoyens, ni au dédain des habitants du centre-ville. Et encore moins à la volonté de les rendre plus conformes aux autochtones. » 

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L’évocation d’un lien entre sensation et émotion

Mais, ce soir-là, (…) Vardan me présenta à une dame âgée, vêtue d’une longue robe noire et d’un grand châle enveloppant ses épaules (…) elle apporta un petit flacon et les tamponna avec une boule de coton.

C’était un parfum ancien et son amertume de jacinthe évoqua obscurément un bonheur mystérieux que je n’avais jamais vécu et qui devenait soudain plus exaltant et plus intense que les joies et les plaisirs dont j’attendais avec anxiété de conquérir ma part terrestre.

La sensation me troubla – comme si quelqu’un d’autre s’était mis à respirer en moi ! Oui, quelqu’un qui avait le don d’éprouver des émotions nuancées et subtiles – incomparables avec les réflexes de brutalité et d’endurance nécessaires à la survie d’un jeune adolescent dans nos rudes parages sibériens.

Le picotement sur ma joue et le nuage d’arôme firent durer cet instant qui calma l’agitation du combat et de notre fuite. Une étonnante lenteur m’offrit le temps de tout observer sans hâte, d’un regard neuf et étonnamment détaché de moi-même : (…) Le lointain pays caucasien dont je ne connaissais presque rien se laissa imaginer dans la senteur amère du parfum et, plus encore, dans la patine de la résille d’argent qui enchâssait le flacon.

Ma toute première impression venant du « royaume d’Arménie » fut donc dérisoirement ténue : un effluve odorant et cette teinte, noire et argentée, tonalités qui ouvraient l’enfilade d’un temps ancien – plus qu’elles ne signifiaient la simple alliance de couleurs. Les objets qu’il me serait donné de voir dans le « royaume » m’étonneraient toujours par leur aspect affiné, chantourné, « trop beau », me dirais-je, vu leur simplicité utilitaire. L’époque constructiviste où nous vivions et dans laquelle tout devait répondre à un but précis, à l’efficacité brute, rendait la beauté plus ou moins superflue et privilégiait un matériel sobre, sans aucune recherche esthétique, sans la profondeur d’une vie révolue. Le flacon « inutilement » enchâssé d’argent sembla interrompre le temps que j’avais connu jusque-là. (…)

« Chamiram réapparut, un plateau dans les mains : trois petites tasses et ce que je pris pour un élégant vase d’argent. En fait, une cafetière dont je reconnus, déjà avec un sursaut d’émotion, la patine – ce reflet argenté et noir, la gamme qu’abusivement, peut-être, je rattachais désormais au « royaume d’Arménie » : la chevelure cendrée de Chamiram, la résille de son flacon de parfum, les moirures mates des châles, ce récipient délicatement ouvragé d’arabesques – « trop beau » – et qui laissait échapper des volutes torréfiées

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Une allégorie inspirante

« … je me souviendrais de l’habitation précaire occupée par la fugace colonie caucasienne – de leur humble gîte qui, par sa décoration, se montrait bien différent des logements où vivaient leurs voisins. Son charme « oriental », ou plutôt « théâtral », permettait à ces résidents en suspens de créer une illusion de confort et presque d’opulence grâce à quelques bouts de tissu et aux objets mis en valeur comme le sont les accessoires sur une scène de théâtre. C’était un art commun aux peuples familiers des bannissements et des exodes, forcés de recréer, indéfiniment, leur espace vital – leur patrie transportée dans leurs maigres bagages. Oui, de gravir les tréteaux d’une existence vacillante, d’installer un décor où se joue le drame de leurs exils. Ces châles, une pile de livres, un chandelier noir de suie et, accrochés à la fenêtre étroite et basse, à la place de rideaux, ces coupons de mousseline violacée, le vestige probable d’un projet de couture interrompu par une nouvelle pérégrination.

Et même le vent qui faisait ondoyer leur tissu presque transparent, cette légère brise de fin d’été, me semblait différent – on l’aurait cru attiédi par le soleil de la lointaine Arménie… »

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L’évocation d’une narration éloquente

« Époustouflé, je ne parvenais pas à retenir la suite des royaumes qui, sur cette terre antique d’Arménie, se créaient, resplendissaient, s’écroulaient sous les coups de boutoir des envahisseurs. Des noms énigmatiques se confondaient dans ma tête : les rois Sarduri II, Antiochos III, Artaxias, Tigrane le Grand… Et l’histoire que racontait Chamiram, cette narration à contre-courant, cheminait plus loin –vers des siècles encore plus reculés, faisant apparaître le mystérieux Urartu où certains plaçaient la naissance de la nation arménienne et sa capitale, Erevan, plus ancienne que Rome ! Cependant, d’après la mère de Vardan, leur peuple avait précédé aussi le royaume d’Urartu, car pour dater la genèse de l’Arménie, il fallait remonter jusqu’aux âges qu’aucun historien ne réussissait véritablement à sonder…

À un moment, cette chronique devint mythologie et nous rapprocha des temps de l’arche de Noé ! Plusieurs expéditions archéologiques très sérieuses n’avaient-elles pas retrouvé les vestiges de l’embarcation dans un vallon, au pied de l’Ararat ?

Enivré par ce glissement vers le mythe et la légende, je saisissais néanmoins des informations moins fabuleusement épiques. Chamiram parla de l’alphabet arménien créé aux premiers siècles de notre ère et de l’Église chrétienne installée sur ces terres du Caucase à l’époque où, en Europe, tant de peuples sommeillaient encore dans le paganisme : ces Européens incultes, expliquait-elle, « égorgeaient de pauvres bêtes, en pensant que cette souffrance plairait à leurs dieux sanguinaires ».

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Des symboles puissamment contrastés

Prendre le temps d’admirer la beauté d’un vol d’oiseaux migrateurs plutôt que livrer un match de soccer

« Il me regarda (…):

« Non, ils n’auront jamais le temps… Le temps de voir cela. »

Au loin, dans la luminosité du couchant, on pouvait encore distinguer les lignes mouvantes du vol, l’ondoiement blanc des ailes.

Devant cette beauté, pour la première fois de ma vie, j’éprouvai le chagrin de ne pas pouvoir la dire aux autres, à ces jeunes qui se chamaillaient sur un rectangle de terre piétinée et qui allaient continuer leurs jeux et leurs joutes, les transposant dans leur future vie d’adultes : rivalité, combat pour la meilleure place au soleil, chasse au succès, défaites et revanches. Le match qui venait de se terminer m’apparut telle la préfiguration de toute une existence, cette guerre d’usure qui ne leur laisserait pas le temps de lever les yeux vers le mouvement des oiseaux éclairés par le soir d’une fin d’été. Je me sentis péniblement muet, ne sachant pas encore que le désir de partager cet instant de beauté était le sens même de la création, l’aspiration véritable des poètes et qui restait le plus souvent incomprise. « 

Sentir la présence des étoiles en plein jour

« (…) la hauteur de notre cube, plus la profondeur de notre puits assombrissaient le ciel qui, par manque de lumière, devenait tel qu’il se montrait la nuit – couvert d’étoiles. L’idée que tout au long de la journée, ces astres nous regardaient, dissimulés juste par la luminosité bleue, et que donc leurs constellations ne quittaient jamais le ciel, cette évidence fut bien plus inouïe que la promesse d’un vieux coffre regorgeant d’or dont je finis, à dire vrai, par ne plus espérer l’apparition.« 

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